Entrevue avec Alain Gravel

Mourir autrement
Tel un chercheur, Alain Gravel est un homme qui va au fond des choses. Il veut apprendre, comprendre et transmettre toutes les vérités possibles. Celles qui permettent d’avancer, de reprendre des mailles échappées, ou encore de se défaire d’idées préconçues. Il aime prendre ses distances quand il plonge dans un sujet, mais, sur la mort, il a surtout été touché par les confidences de ceux qui la voient de près.

Par Maryse Dubé


Vous avez fait un balado sur l’aide médicale à mourir en 2024. Quelles étaient vos motivations?

L’idée est venue de mon réalisateur, Alexandre Sheldon, qui souhaitait quelque chose sur le 10e anniversaire de l’aide médicale à mourir. Personnellement, comme journaliste, je trouve ça ennuyant ce genre de projet et ça ne me tentait pas tellement. Il m’a parlé du pourcentage d’aide médicale à mourir par rapport au nombre total de décès au Québec, et c’est ça qui m’a allumé. Les statistiques parlent de 7 %, mais, en réalité, quand on exclut les morts subites et les accidents, on est à 10 %. Qu’on parle d’aide médicale à mourir, d’euthanasie, de suicide assisté ou de toute autre forme qui existe dans le monde, on est les champions mondiaux devant les Pays-Bas, la Belgique et la Suisse où ça fait plus longtemps que ça existe. Ça m’a surpris, je voulais comprendre. Quand tu connais le pourcentage, tu te demandes si, comme société, c’est un chiffre trop élevé. J’étais curieux d’aller voir ce qu’il y avait derrière ce chiffre.

Dans votre carrière, vous avez eu plusieurs défis importants. Quels ont été les impacts de travailler sur ce projet-là?

J’ai abordé cette démarche un peu comme une quête. Ça m’a permis de beaucoup réfléchir à la mort. Devant la mort, tu ne te caches plus, ça n’en vaut pas la peine. Toutes les certitudes qu’il peut y avoir autour du sujet ont été relativisées, nuancées ou parfois détruites. C’est probablement le projet le plus complet que j’ai fait dans ma carrière, et j’en suis très fier, mais je veux que vous sachiez que mon réalisateur a fait un travail exceptionnel.

Dans ma vie, j’ai fait de tout : j’ai travaillé au privé, au public, à la radio, à la télé. Mais le balado a été une découverte pour moi, c’est une forme que j’adore. Ce n’est pas compliqué et c’est spontané. Quand on réécoutait les entrevues pour choisir les extraits, on avait l’embarras du choix. On a vraiment traité tous les angles, on est allé voir tout le monde, c’était un feu roulant d’entrevues passionnantes.

Aviez-vous une position sur le sujet?

J’avais mon opinion, mais ce n’était pas vraiment un enjeu. Je suis allé explorer ça sans tabou, sans préjugé, sans jugement. Évidemment, quand tu entres là-dedans, tu te sens interpellé rapidement. La mort, ça nous concerne tous. 

Dans ma vie personnelle, j’ai des états d’âme et une certaine sensibilité, mais comme journaliste, je suis focalisé sur la rencontre et je n’ai pas beaucoup d’émotion. Ma job, c’est d’aller chercher ce que les gens ont dans le ventre. Des entrevues, j’en fais depuis presque 50 ans, donc j’en ai fait beaucoup. Quand, pour le balado, on a fait la première avec le docteur Lussier, la rencontre a duré deux heures. Je suis sorti de là estomaqué… et touché. Je n’ai pas souvent fait d’entrevues qui m’ont autant touché. 

J’ai été renversé par sa franchise et sa générosité. Et là encore, je n’ai pas souvent senti autant de générosité dans ma carrière. Je sentais la sincérité dans la démarche de tout le monde. De prime abord, je considère que ceux qui se livrent le font dans leur intérêt. À la fin, je les remercie sur place, sans plus. Mais avec lui, j’ai fait quelque chose que je n’ai jamais fait en 47 ans, je lui ai écrit un courriel pour le remercier. Son ouverture et sa franchise étaient sans précédent. 

Il me disait qu’il se méfiait de lui et du sentiment de puissance que le fait de donner la mort pouvait générer. Dire ça à ses amis le soir et dire ça à un journaliste, ce n’est pas pareil. Normalement, les gens mesurent un peu ce qu’ils disent, font attention, se protègent. Il y a un filtre quand quelqu’un parle à un journaliste. Surtout avec moi qui suis de la vieille école. 

Sur la trentaine d’entrevues qu’a nécessitées le balado, était-ce la seule à se distinguer ainsi?

Ç’a été comme ça tout le long! Chacune durait entre une heure et demie, deux heures. Aucune n’était plate, elles étaient toutes exceptionnelles. Tu es assis sur le bout de ta chaise tout le temps, avec tout le monde. C’est sans doute le sujet qui amène ça, car, inévitablement, on se voit tous là-dedans. Moi, je me voyais là-dedans. Tu finis par te demander si ça te tente ou non.

Avez-vous pu assister à une aide médicale à mourir en tant que journaliste?

Dans le cadre du balado, j’ai pu y assister à deux reprises. Pas directement, mais dans mes écouteurs. On était dans la pièce d’à côté. 

La première fois, on entendait les miaulements du chat, les avions atterrir, le médecin qui jase et qui lui souhaite bon voyage. Ensuite on entend le bruit des enveloppes qu’on déchire pour avoir accès aux seringues, la personne qui s’endort, qui râle un peu, puis c’est fini. C’est arrivé tellement soudainement que j’ai encore de la misère à dire qu’elle est morte. C’est comme si elle disparaissait. C’est surprenant comme ça va vite. J’ai trouvé ça sec.

Mais en même temps, je ne peux pas juger, parce que moi je suis arrivé un peu comme un cheveu sur la soupe, alors qu’ils étaient au bout de la démarche et au bout de la souffrance. Pour ceux qui souffrent depuis longtemps, ça ne se passe pas si vite que ça. Pour eux, ce n’est pas sec. Et quand tu n’as pas vécu tout le processus, peut-être que tu es porté à penser qu’il y a une certaine banalisation… je dis bien « peut-être ».

Quand on écoute le balado, l’émotion est palpable. Étiez-vous préparé? 

Je suis toujours préparé à entendre tout ce qu’on me dit. Mais je ne pensais pas que ce serait aussi intense. Je ne pensais pas que les gens se livreraient autant. Je fais mon travail de façon professionnelle, mais je ne suis pas de pierre. Quand j’écoutais certains témoignages, j’avais de la peine. 

Il y a eu des moments pendant les entrevues où c’était tellement intense et bouleversant que j’ai été pris de cours.

Comme journaliste, je pose des questions, ma tête travaille tout le temps pour faire sortir les réponses, c’est comme une seconde nature. Mais il y a eu des moments pendant les entrevues où c’était tellement intense et bouleversant que j’ai été pris de court. J’ai été bouleversé du début à la fin. Vraiment.

Comment avez-vous géré ça?

Le soir, en revenant, j’en parlais avec ma blonde. Je n’avais pas besoin de parler beaucoup, mais un peu, tous les soirs.

En dehors du pourcentage, qu’est-ce qui vous a le plus surpris?

L’aspect révolutionnaire. La révolution est un terme un peu galvaudé, il y a toujours des révolutions à gauche et à droite. Moi, dans ma vie, j’en ai senti deux vraies révolutions, des révolutions fondamentales. La libération de la femme dans les années 70 jusqu’à aujourd’hui, c’est une vraie révolution. Les femmes qui s’affirment, qui vont sur le marché du travail. Le mode de vie a complètement changé par l’émancipation des femmes.

La deuxième révolution, c’est celle-ci, avec l’aide médicale à mourir. Au Québec, c’est de l’euthanasie carrément. On ne dit pas ce terme parce qu’il secoue et qu’il est très chargé, mais c’est quand même ça. Il y a à peine 15 ans, c’était tabou d’en parler. Des gens maganés aux soins intensifs qu’on aidait à partir, ça se faisait. Était-ce légal? Allait-on trop loin? Il y avait une fine ligne à ne pas traverser, mais certains médecins la traversaient et l’assumaient très bien. Ça, c’était avant. Aujourd’hui, tu es dans un autre monde complètement. Et c’est ça qui m’a le plus surpris de voir à quel point l’idée a fait son chemin, sans qu’on s’en rende compte. De voir à quel point on était prêt! Comment c’est rentré dans les mœurs sur une aussi courte période de temps.

Je pense qu’à partir du moment où tu peux contrôler ta mort, la vie prend un autre sens. Pouvoir dire qu’on ne veut pas souffrir ou vivre avec une maladie incurable selon les critères de la loi, c’est vraiment révolutionnaire.

Selon vous, cette révolution comporte-t-elle des risques?

Pénélope McQuade me racontait que sa mère avait une maladie pulmonaire souffrante, mais qu’elle voulait encore vivre malgré son grand âge. Elle se retrouve à l’hôpital avec de la difficulté à recevoir des services et décide finalement de demander l’aide médicale à mourir après un trop long moment passé sur le cabinet d’aisances, sans assistance. 

J’ai une vieille tante de 94 ans qui vivait chez elle et était relativement autonome. Elle a fait une thrombose et on a dû lui couper une partie de la jambe. Ne pouvant plus retourner chez elle, on parle de la placer dans un CHSLD. À tort ou à raison, on a une perception très négative des CHSLD. Ce qui fait qu’elle n’a pas voulu y aller et préférait avoir l’aide médicale à mourir. 

On peut se demander si ça devient la solution à tous les problèmes. Est-ce normal de demander la mort par dépit? Est-ce que, par extension, ça va devenir une façon de mourir plus généralisée? Tous ceux à qui on a posé la question nous ont dit que ça ne se passait pas comme ça. Mais dans la vraie vie, je pense qu’il y a un danger de glissement, de dérapage. 

S’il y a un moment où tu mérites d’avoir un peu de dignité, c’est dans la mort.

Les médecins nous disent que ce n’est pas beau la mort, que ça peut durer longtemps, que ce n’est pas drôle et que c’est souffrant. Bref, la mort, ce n’est pas une bonne affaire! Pourtant, s’il y a un moment où tu mérites d’avoir un peu de dignité, c’est dans la mort. 

Pénélope McQuade disait combien il était difficile pour sa mère d’avoir des soins appropriés quand elle était malade, mais qu’à partir du moment où elle a demandé l’AMM, il y a eu des médecins et tout le monde s’occupait d’elle. 

Pour moi, la dérive la plus dangereuse vient des carences du système de santé.

Y a-t-il des balises claires dans la loi pour éviter les dérapages?

Quand on parle de maladie incurable, c’est assez clair, c’est une maladie qui ne disparaîtra pas. Par contre, la souffrance intolérable est plutôt subjective. Ça dépend de la perception de la souffrance, ça varie d’une personne à l’autre et d’une maladie à l’autre. Le docteur L’Espérance, qui en fait beaucoup, dit ouvertement que ce n’est pas à lui de juger. Quelqu’un qui devient aveugle et qui ne peut plus lire alors que c’était son seul plaisir, pour lui, c’est une souffrance intolérable. On est dans l’interprétation et dans la subjectivité.

Mais en même temps, ce sont des professionnels et il y a une commission qui analyse chacun des cas.

Vous vous situez où maintenant par rapport à l’aide médicale à mourir?

J’espère ne jamais avoir à la demander, mais probablement que, dans une souffrance ultime, je vais lever le drapeau blanc moi aussi. Quand la vie n’a plus de sens pis que tu tiens juste avec du tape, comme disent les docteurs.

S’il y a une décision qui est importante dans la vie, c’est celle-là. Mais ce qui me fatigue là-dedans, c’est le tic-tac de l’horloge. J’aimerais ça pouvoir apprivoiser ma propre mort, avoir une révélation sur la vie, comprendre plus. Mais j’imagine que j’idéalise ce moment-là, n’y étant pas allé.

Qu’est-ce qu’une belle mort pour vous?

La mort n’est pas belle. J’ai assisté à une seule mort et c’est celle de mon père. Le souvenir que j’en ai gardé c’est son dernier souffle, un râle qui ressemblait à un cri d’orignal alors qu’il était dans le coma. Mais en même temps, quand j’en parle à mon frère et à mes sœurs, ils n’ont pas les mêmes souvenirs.

En ce qui concerne ma propre mort, une belle mort consisterait à pouvoir m’éteindre au milieu des miens, et avoir eu le temps de dire ce que j’ai à dire à mes enfants. C’est tout. Je ne veux pas mourir tout seul.

Avez-vous peur de la mort?

Un peu, oui. J’essaie de ne pas trop penser au fondement de la vie parce qu’inévitablement, ça t’amène à la mort… et j’aime la vie. Ma blonde me dit que je suis le seul gars qu’elle connaît qui a hâte de se lever le lendemain matin pour déjeuner. Et pourtant, je mange toujours la même affaire.

J’ai 67 ans et j’ai toujours plein de projets. Je ne suis pas malade et je n’ai pas de pression au travail. Je suis assez actif, même si je n’ai pas la même forme qu’avant. J’aime me mesurer et me sentir vivant. Quand je fais du vélo et que je monte des côtes pendant deux heures sans répit, j’ai l’impression que je vais mourir. Mais la seconde où j’arrive en haut, je suis tellement vivant! Quand tu arrives au bout de ton souffle dans une activité physique, il n’y a pas plus vivant que toi le moment d’après. 

C’est étourdissant de penser que tout ça peut s’arrêter du jour au lendemain. 

J’ose croire qu’il y a quelque chose d’autre après, mais je ne le sais pas. C’est l’inconnu. Et comme pour beaucoup de monde, ça me fait peur. De Gaule disait que la vieillesse est un naufrage… je n’ai pas le goût de dépérir. Et je n’ai pas le goût d’arrêter. 

Le patrimoine numérique
Par Patrick Richard, historien numérique